Pas de licenciement faute de passe sanitaire : l'assouplissement en trompe-l'œil du Sénat
La droite sénatoriale au secours des travailleurs ? Alors que le gouvernement voulait permettre le licenciement des salariés soumis à la vaccination et au passe sanitaire en cas de non-respect, les sénateurs ont obtenu ce dimanche 25 juillet qu'ils ne puissent être que suspendus, au nom de la juste proportion de la sanction. Mais cette mansuétude semble en fait largement symbolique : un employé réticent serait privé de son revenu pour une période indéterminée, et de la possibilité de toucher des allocations-chômage en cas de départ. Autant dire que les employés concernés seraient lourdement pénalisés, même lorsqu'ils souhaiteraient seulement sortir de la profession visée par la contrainte.
Le texte adopté dimanche prévoit une suspension sans salaire des employés qui se déroberaient à leurs nouvelles obligations. Pour les salariés d'établissements recevant du public (restaurant, transports de longue distance…), celles-ci les contraignent à présenter à leur employeur à partir du 30 août un certificat de vaccination, un test négatif ou une attestation montrant qu'ils ont déjà été infectés par le Covid-19 et en ont guéri. Tandis que les personnels des hôpitaux, des maisons de retraite ou encore les pompiers devront avoir reçu au moins une dose de vaccin au 15 septembre. Dans la version portée par le gouvernement et votée par l'Assemblée nationale, les salariés auraient ensuite pu être licenciés pour « cause réelle et sérieuse » au bout de deux mois de suspension, et les fonctionnaires remerciés.
Mais après réclamation des sénateurs, la commission mixte paritaire réunie ce dimanche a supprimé cette possibilité. Passé ce délai de deux mois, les salariés concernés resteront simplement à l'écart de leur fonction, et privés de leur rémunération. À en croire le sénateur Les Républicains Philippe Bas, rapporteur du texte, un licenciement aurait en effet constitué une sanction « totalement disproportionnée » : « Un salarié qui s'obstine contre la vaccination, quoi qu'on pense de ses raisons, ne saurait perdre son travail pour cela. La crise sanitaire n'aura qu'un temps ; la perte du travail, elle, serait définitive », a défendu le parlementaire samedi en séance publique. En revanche, l'accord conclu entre les deux chambres maintient la possibilité de congédier un employé en CDD.
Au demeurant, même pour les salariés en CDI, « ça ne veut pas dire qu'il ne peut pas y avoir de licenciement. (...) On est dans le droit commun du Code du travail », a précisé la ministre du Travail, Élisabeth Borne, ce mardi 27 juillet sur BFMTV. À en croire la ministre, les employeurs pourraient ainsi tenter d'engager des évictions en se basant sur un autre levier légal. La membre de l'exécutif laisse d'ailleurs la porte ouverte au retour d'un motif de renvoi spécifique : « Si la situation sanitaire le nécessite et qu'on doit prolonger ces dispositions, alors il faudra qu'on revienne vers le Parlement pour bien encadrer la procédure, le cas échéant, de licenciement ».
« Ça ne change rien »
En attendant une éventuelle retouche, cette nouvelle version est-elle plus favorable aux salariés réticents ? « Absolument pas, ça ne change rien, tranche Michèle Bauer, avocate spécialiste du droit du travail. Cela met les employés dans une position très délicate, car ils ne pourront évidemment pas rester sans salaire pendant des mois ». Sans compter qu'en cas de licenciement pour « cause réelle et sérieuse », les travailleurs auraient touché une indemnité, calculée en fonction de l'ancienneté. Et auraient eu accès à l'assurance chômage, ce qui n'est pas possible en cas de démission. « Si on enlève le licenciement de la sanction, cela revient au même : on n'a plus de salaire, sauf qu'en plus on n'a plus droit au chômage », résume Céline Durosay, secrétaire nationale de la Coordination nationale infirmière (CNI). « D'un point de vue du pouvoir d'achat, une suspension serait encore pire », abonde Olivier Youinou, secrétaire général du syndicat Sud santé à l'Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP).
Dans ces conditions, les salariés concernés qui refusent le vaccin risquent de se retrouver rapidement dans une impasse. Ceux travaillant en restauration ou dans les transports longue distance pourront certes se faire tester pour continuer à travailler. « Mais un salarié de notre secteur n'aura pas le temps d'aller se faire tester toutes les 48 heures », estime Nabil Azzouz, secrétaire fédéral pour l'hôtellerie-restauration chez Force ouvrière (FO). Surtout, ces examens doivent être rendus payants à partir d'octobre : « Payer un test tous les deux jours, ça engloutirait notre salaire. Donc, ceux qui ne voudront pas se faire vacciner seront suspendus », anticipe le représentant syndical. En effet, le texte adopté dimanche ne prévoit pas de mettre le dépistage à la charge de l'employeur.
Reconversion sans filet
En pratique, le dispositif adopté constitue donc une incitation particulièrement forte à se faire vacciner. Car s'ils voulaient seulement quitter la profession visée par l'obligation, les travailleurs concernés le feraient les poches vides, et sans être protégés par l'assurance chômage. Avant de devoir s'atteler à une reconversion souvent loin d'être évidente, fait valoir Céline Durosay : « Que vont faire les agents hospitaliers ? Ils ont à chaque fois des compétences en lien avec le public, qui sont recherchées par les secteurs où il y a une obligation vaccinale ». Dans les faits, la menace d'une suspension « pourrait en forcer certains à se faire vacciner à contrecœur », anticipe la représentante. D'autant que la vaccination obligatoire des soignants et des pompiers n'est pas limitée dans le temps, à la différence des contraintes prévues pour les autres salariés. Ces derniers ne devraient en effet présenter le passe sanitaire que jusqu'au 15 novembre, à en croire le texte. À moins que la mesure ne soit prolongée entre-temps, comme d'autres liées à la crise sanitaire avant elle.
En pratique, combien de salariés changeront de métier pour éviter la piqûre, malgré l'absence de filet de sécurité ? « Je pense qu'un grand nombre d'établissements vont s'arracher les cheveux, prévient Céline Durosay. L'inquiétude est très forte dans mon hôpital, et elle l'est d'autant plus dans les Ehpad ». « Il n'y a pas plus d'inquiétude que ça sur la nécessité de remplacer les personnels, même s'il y aura peut-être des fermetures partielles de services dans un nombre très limité d'établissements, tempère Quentin Henaff, responsable adjoint du pôle ressources humaines à la Fédération hospitalière de France (FHF), qui représente les établissements. Il y a une très faible minorité qui est idéologiquement contre la vaccination. D'autres sont hésitants, et pensaient le faire mais plus tard ». De son côté, Nabil Azzouz alerte sur une vague de défections dans la restauration : « On va perdre beaucoup de salariés dans le secteur, alors que des dizaines de milliers de postes sont déjà vacants ».
La loi doit encore être validée par le Conseil constitutionnel, qui rendra sa décision le 5 août. Avant d'être examinée par les parlementaires, la procédure de suspension avait déjà reçu un avis favorable du Conseil d'État. À en croire Michèle Bauer, elle contredit cependant plusieurs règles déjà en vigueur : « Cela constitue une sanction pécuniaire déguisée, qui est normalement interdite, ainsi qu'une discrimination liée à la santé du salarié ». En cas de validation par le Conseil constitutionnel, « il n'y aura cependant pas de recours possible contre la suspension, car elle sera justifiée par la loi », estime la juriste. L'avocate envisage toutefois une réplique par défaut, qui pourrait être actionnée en cas de départ : « Les salariés concernés pourraient arguer que leur démission est forcée, afin de la requalifier en licenciement discriminatoire ». Et donc récupérer des indemnités.
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